CHAPITRE XII

 

 

 

La foi est une chose fragile. Vers midi, Karal avait du mal à se convaincre qu’il avait vu le Chat de Feu. A la lumière du jour et devant le travail qui l’attendait, l’incident lui semblait être le fruit de son imagination trop fertile – et d’un peu trop de bière. Vraiment, cela n’avait pas de sens ! Pourquoi un Chat de Feu viendrait-il le voir, lui ? Ulrich, ou le Héraut Talia, il aurait pu le croire aisément. Mais il n’avait aucune raison de rêver qu’un Chat de Feu s’intéresse à lui. Il n’était qu’un simple secrétaire – même s’il faisait bien son travail.

Il y avait pourtant l’histoire mystérieuse à laquelle Ulrich faisait parfois allusion. Il disait qu’il était un « canal ». C’était rare, mais il n’en était jamais rien sorti et il doutait que cela n’arrive jamais.

Après un bon déjeuner à base de nourriture ordinaire, comme Vkandis ne se manifestait pas, il décida que tout ça n’avait été qu’un rêve. Quand il revint de sa leçon à cheval avec Alberich, il ne découvrit aucun poil de chat céleste sur son couvre-lit, et pas une empreinte de patte sur le parquet de sa chambre. Il n’y avait jamais eu de Chat de Feu. Tout ça, c’était la faute des journaux intimes qu’il lisait. Il avait fait un rêve très réaliste, et son imagination avait brodé autour, voilà tout.

Rassuré par ces pensées, il se dirigea vers la maison d’An’desha – son ekele, se corrigea-t-il, car An’desha lui enseignait le tayledras – sans rien à l’esprit que de la gratitude pour ce beau jour ensoleillé. Il avait dû traverser un peu trop souvent le Champ des Compagnons sous la bruine, ou pire, sous une pluie battante, pour aller rendre visite à son ami. Aujourd’hui, il réussirait peut-être à convaincre An’desha de sortir. Le jeune mage passait beaucoup trop de temps enfermé.

Karal réfléchissait à l’endroit où il aimerait aller quand il s’avisa que les Compagnons n’ignoraient pas sa présence comme d’habitude. De fait, ils venaient vers lui de toutes les directions, d’un pas décidé. Certains semblaient essayer de lui barrer la route, mais sans se montrer menaçants. Le jeune homme s’arrêta net. Ils continuèrent leur approche – toujours sans hostilité. Il avait l’impression d’être le bienvenu, comme si les Compagnons avaient voulu jouer les hôtes attentionnés.

Un comportement très étrange, même s’il savait qu’ils n’étaient pas des chevaux !

Mais avant qu’il ait pu leur dire quoi que ce soit – si tant est qu’il ait su quoi – ils lui retirèrent l’initiative.

Ils l’encerclèrent, se pressant flanc contre flanc. Il ne pouvait pas s’enfuir, à moins de les écarter. Pour avoir travaillé avec des chevaux, il le savait : s’ils ne voulaient pas le laisser passer, il serait incapable de les faire bouger.

Un de ceux qui étaient tout près de lui – un jeune étalon – secoua la tête et lâcha un son qui ressemblait étrangement à celui d’un humain s’éclaircissant la gorge. Alors que Karal se tournait vers lui, il cligna ses grands yeux bleus innocents.

Hum… Tu es Karal, je crois, dit une voix dans sa tête. J’espère que tu voudras bien me pardonner de devoir me présenter moi-même. Je m’appelle Florian.

Le ton de cette « voix mentale » était très différent de celui du Chat de Feu. Mais puisqu’il n’y avait aucun être humain dans les parages, il semblait évident que cette « voix » était celle du Compagnon aux yeux bleu profond…

Deux fois dans la même journée ? Des créatures extraordinaires décident de me parler ?

Pourquoi maintenant ? Et pourquoi moi ?

Karal secoua la tête et se demanda s’il ne ferait pas mieux de s’asseoir. Il toussota, essayant de trouver quelque chose d’intelligent à dire, avant de balbutier la première stupidité qui lui vint à l’esprit.

— Euh… Florian ? Tu es un Compagnon ?

La dernière fois que je me suis regardé, j’étais effectivement un Compagnon.

Florian agita la queue et inclina la tête. Les autres Compagnons rompirent le cercle et s’éloignèrent, comme s’ils étaient certains que Karal n’allait pas s’enfuir en hurlant.

Sans doute parce qu’il avait les jambes si flageolantes qu’il n’était pas sûr de pouvoir marcher... Alors courir, en hurlant ou non…

— Pourquoi… me parles-tu ? demanda-t-il.

En partie à cause d’Altra, répondit Florian, ruinant sa conviction que le Chat de Feu était un rêve. C’est un étranger, tout comme toi, alors il ne sait pas ce que nous savons. Nous connaissons l’histoire de Valdemar, y compris ce qui n’est pas dans les livres. Selon nous, il était temps que quelqu’un réponde à tes questions au sujet de cet endroit et des Hérauts. Tu ne poses jamais celles qui te trottent dans la tête. Mais tu essaies de trouver les réponses dans les livres. Florian renifla avec dédain. Ce n’est pas toujours possible. Les gens n’écrivent pas tout ce qui est important.

A vrai dire, il avait été assez réticent à l’idée de poser des questions. Il ne voulait pas passer pour un imbécile.

Tu n’as pas à t’inquiéter d’avoir l’air stupide face à un cheval ! Florian agita joyeusement la queue, et Karal eut l’impression qu’il souriait.

— An’desha n’aurait-il pas pu me dire ces choses ? Ou… Natoli. Elle est valdemarienne ! Et son père est un Héraut !

Florian piaffa avec dédain.

Ton ami An’desha est un étranger. Bien que Natoli soit une jeune fille intelligente, elle ne sait rien de la politique.

— Et toi, oui, répondit Karal avec un doute dans la voix.

Pas moi tout seul. Les Compagnons ! Rappelle-toi, nos Hérauts trempent dans la politique jusqu’au cou, et nous partageons leurs pensées. Et il n’y a pas beaucoup d’informations sur nous dans les livres, ni sur les Hérauts. Mais je peux te dire tout ce que tu veux savoir.

— Vraiment tout ?

Il n’était pas sûr de croire ça non plus.

Eh bien, s’il y a un détail que je ne peux pas te révéler, au moins, je ne te mentirai pas. Je ne te mettrai pas sur une fausse piste.

L’humeur de Florian était très changeante. Il semblait maintenant supplier Karal. Il baissa un peu les oreilles, puis la tête.

Nous voulions nous assurer que tu savais où trouver quelqu’un qui puisse t’aider. Altra est peut-être ton guide, mais tu connais les chats. Ils se montrent quand ça leur chante, et pas nécessairement quand on a besoin d’eux. Et ils adorent les secrets. Il pourrait te cacher certaines choses pour paraître plus mystérieux. Ça arrive tout le temps.

Un comportement de chat typique. Malgré lui, Karal gloussa.

— Quand même… Je veux dire, je ne suis pas valdemarien. Et en plus, j’ai voué ma vie à Vkandis. Es-tu vraiment certain de ne pas devoir laisser Altra me former ?

Altra ne sait rien au sujet des Hérauts et des Compagnons ! Etant un chat, il feindra de tout connaître, même si c’est faux. Honnêtement, Karal, je suis là pour t’aider. Si tu le veux bien.

Karal se souvint qu’Ulrich avait dit que les Compagnons étaient comme les Chats de Feu. Ce qui faisait d’eux les porte-parole du Dieu du Soleil…

Ou d’un autre dieu, se rappela-t-il.

Souviens-toi de ce que t’a dit Ulrich, fit Florian. Peu importe en quel nom je parle ! Nous sommes tous les deux du même côté. Karal, c’est important. Tu dois m’accepter. S’il te plaît, fais-moi confiance.

Merveilleux ! Encore une créature qui voulait qu’il lui fasse confiance.

Tu as besoin de moi, insista Florian, têtu. Karal soupira.

— D’accord, je te fais confiance. Mais essentiellement parce qu’il est bien plus simple de venir te trouver pour avoir des réponses que de les chercher dans des livres – ou d’essayer de le faire.

Bien ! Excellent ! Je leur avais bien dit que tu comprendrais la nécessité. Maintenant… puisque je sais que ton ami An’desha est toujours avec Flammechant, et que ta tête est près d’exploser tellement elle est pleine de questions… Le Compagnon le poussa des naseaux vers l’écurie… tu peux me brosser pendant que j’y réponds. Je n’ai pas de Héraut, et personne ne s’occupe des Compagnons dans mon cas. Ça me démange.

— J’en suis sûr, soupira Karal.

Il gagna l’écurie. Après tout, il pouvait bien faire ça pour le Compagnon, surtout en échange de réponses. A commencer par la question : « Que fait le Héraut de la Reine ? »

Mais si on lui avait posé la question, entre Natoli, Altra et Florian, il commençait à souffrir d’un trop-plein de confidents !

Certains hommes naissent dans la grandeur, pensa le grand duc Tremane. D’autres y tombent par hasard. Et certains ont toutes les responsabilités sans la reconnaissance.

Dès l’instant où il avait franchi le Portail et rejoint le quartier général, en Hardorn, il avait dû improviser. La situation était un cauchemar, la pire campagne qu’il ait jamais vue. L’unique bonne chose, c’était le quartier général : le manoir fortifié d’un noble hardornien que ses hommes avaient pris intact. Même les peintures étaient préservées et il ne devait pas manquer plus d’une poignée de bijoux dans les coffres. S’il devait être dans une situation périlleuse, ce serait dans le confort. Le privilège du rang.

Normalement, quand l’Empire s’attaquait à un pays, l’issue était claire dès que les premières troupes passaient la frontière. La situation, à l’intérieur de la nation cible, était toujours chaotique grâce à l’intervention des agents impériaux. Généralement, la population était révoltée parce que la désorganisation permettait aux nobles de faire ce qu’ils voulaient. En fait de conquête, il suffisait de vaincre les quelques fous qui acceptaient de se battre.

Les troupes de choc de l’Empire avançaient et gagnaient autant de terrain que prévu. Ni plus, ni moins. Puis elles s’arrêtaient et le tenaient. Les réserves arrivaient ensuite pour balayer toute résistance. Une fois que le commandant savait le territoire conquis, les forces d’occupation se mettaient en place. Leur tâche consistait à consolider les forts, à créer ou réparer les routes, les moulins et les autres industries nécessaires.

Venaient ensuite les administrateurs et la police, chargés de maintenir l’ordre et d’établir la Loi. Mais la population locale était tellement subjuguée par la supériorité de la vie impériale qu’elle accueillait l’Empire et son autorité avec une ferveur religieuse.

Les prêtres venaient alors fonder le culte de l’empereur et de ses prédécesseurs, sans pour autant bannir les dieux des barbares.

Ensuite, les troupes de choc pouvaient faire un nouveau bond en avant.

Cette stratégie n’avait jamais échoué… jusqu’à maintenant.

Des mages participaient à toutes les phases de l’invasion. Rien de tout ça n’aurait pu être fait sans eux. Ils étaient meilleurs et bien plus fiables que des espions, permettaient aux commandants de communiquer instantanément entre eux et avec leur général, et leur magie offensive terrifiait généralement l’ennemi. Sans les Portails qu’ils créaient, il aurait été impossible de maintenir des troupes sur place. Grâce aux Portails, on pouvait faire venir des renforts et des fournitures en peu de temps, et un général avait la possibilité de retourner dans la capitale – ou n’importe où ailleurs.

Les mages faisaient fonctionner le système. En conséquence, tout candidat au Trône de Fer devait avoir des pouvoirs, afin qu’aucun mage ne puisse lui mentir sur ses capacités. Idéalement, l’empereur devait être un Premier Rang, ou au moins un Second.

Tremane n’était pas seulement un Premier Rang, mais un Premier Rang Rouge. Les deux seuls niveaux supérieurs étaient le Bleu et le Violet. Au-dessus, il n’y avait que le titre d’Adepte. C’était en partie pour ça qu’il se considérait comme le meilleur choix pour le Trône. Et une des raisons qui l’avaient poussé, après mûre réflexion, à conclure que la conquête d’Hardorn avait été bâclée par un général qui ignorait comment utiliser efficacement ses mages.

Dès son arrivée, il avait dû se rendre à l’évidence : il s’était trompé.

La prise d’Hardorn avait commencé avec l’efficacité impériale habituelle. Elle aurait dû continuer de même. Il n’y avait aucune raison – sur le papier – pour que les choses ne se soient pas passées comme prévu.

Tremane foudroya du regard la carte posée devant lui. Ce n’était pas Hardorn qu’il regardait ainsi, mais le royaume au-delà. Valdemar.

Valdemar était à blâmer. Il le sentait dans ses os, même s’il ne pouvait pas le prouver. Il n’avait qu’un agent à Valdemar en position d’observer la cour, et il n’était pas très efficace. Il n’avait pas été capable d’approcher un membre du Conseil. Etant un homme du commun, il n’avait accès qu’aux ragots du peuple. Il n’avait rien rapporté d’intéressant, mais Tremane n’était pas si bête.

Les Valdemariens soutenaient et organisaient la résistance, même s’ils prétendaient le contraire. Or, ça n’avait aucun sens. Jusqu’à la mort d’Ancar, Valdemar avait été en guerre contre Hardorn. Et la guerre aurait dû continuer même après l’assassinat du roi. Les Valdemariens auraient dû être reconnaissants de voir quelqu’un d’autre attaquer leur ennemi. Ils auraient dû se réjouir de voir les troupes impériales marcher sur Hardorn.

Mais ce n’est pas le cas, et nous sommes embourbés ici. Et je ne peux même pas prouver que c’est l’œuvre de Valdemar !

Selon les rapports, la conquête d’Hardorn avançait de plus en plus lentement et devenait de plus en plus coûteuse en hommes et en matériel. La situation était pire que prévue. L’Empire fonctionnait sur des prévisions très précises – il se demandait parfois si ça n’était pas elles qui le gouvernaient. Tout dépassement impliquait que des ressources devaient être acheminées d’ailleurs.

Tremane se prit le visage à deux mains. Il était mortellement fatigué. Il avait passé chaque heure de veille, depuis son arrivée, à essayer d’arrêter l’hémorragie qu’était devenue cette campagne et il ne dormait pas assez. Désormais, ils ne perdaient plus d’hommes et de matériel comme avant, mais ils étaient au point mort. Ils ne pouvaient pas avancer – ni reculer, d’ailleurs. Et pas question de faire venir les troupes d’occupation, puisque le pays n’avait pas encore été pacifié.

Je dois prendre une décision. Je peux essayer de forcer les choses, comme le général Sheda l’a fait. Ou transformer cette halte temporaire en arrêt plus permanent, consolider nos positions, et essayer de briser ce cercle vicieux.

Tremane avait déjà donné beaucoup d’ordres qu’il devrait justifier plus tard. Des espions étaient infiltrés dans les rangs. Il le savait, même s’il ignorait de qui il s’agissait et à qui ils faisaient leurs rapports. Certains étaient aux ordres de ses rivaux, certains à ceux de l’empereur, et d’autres se vendaient au plus offrant. Le problème avec la politique impériale ! Dès qu’on avait une position officielle, on devait craindre des ennemis à l’intérieur de l’Empire aussi bien qu’à l’extérieur.

Je n’avais pas prévu de prendre si vite des décisions aussi risquées. (Son estomac le brûlait et il avait au fond de la gorge un goût acre qu’aucune quantité de vin ne faisait passer.) Que pensera l’empereur si le premier ordre que je donne est de se retrancher ? Il m’a dit de conquérir Hardorn, pas de m’asseoir sur les talons et de l’étudier ! J’aurai l’air faible et indécis. Tout ce que ne doit pas être l’héritier du Trône.

« Inconfortable » était un mot trop faible pour décrire la situation, même s’il l’avait employé dans son premier rapport à l’empereur.

Il écarta ses mains de ses yeux et étudia de nouveau la carte, cette fois en ignorant Valdemar, qui semblait le narguer. Fais comme si ces chiens n’existaient pas. Et étudie les mouvements tactiques.

Il y avait derrière ses lignes bien trop de zones dangereuses où ses troupes se faisaient encore attaquer, les poches de résistance semblant fondre comme neige au soleil chaque fois que ses forces voulaient les écraser. Ce territoire n’était pas pacifié. Il ne pouvait pas faire venir les troupes d’occupation. C’était trop dangereux…

Je vais devoir me retrancher, décida-t-il. Il prit une plume, étudia encore la carte, puis traça une ligne. Voilà… ici. Les troupes impériales allaient se retirer jusqu’à ce qu’elles soient derrière la limite qu’il venait de fixer. La plupart des résistants se trouvaient de l’autre côté. Les quelques poches qui subsisteraient dans la zone conquise ne seraient sans doute pas longtemps un problème.

J’espère, pensa-t-il sombrement en appelant un aide de camp pour qu’il apporte à son mage le message qu’il venait de rédiger. Ses épaules furent libérées d’un grand poids quand le jeune homme disparut avec le parchemin.

Mais son soulagement ne dura pas.

C’était fait. Plus de retour en arrière possible. Dans quelques instants, le mage aurait distribué des duplicatas de ses ordres à ses confrères attachés aux commandants, et la retraite commencerait.

Tremane appela un autre aide de camp dès que le premier fut parti.

— Apportez-moi les rapports sur la bataille, dit-il. Ceux du Secteur Quatre. Montez la table et posez-les dessus.

Le jeune homme s’inclina et sortit. Quand Tremane réussit à trouver assez d’énergie pour se lever et gagner la salle de stratégie, il trouva les rapports installés comme il l’avait demandé. La carte du Secteur Quatre occupait la table. Les pions représentant les troupes du commandant Jaman attendaient à côté.

Au moins, grâce à ce manoir aux murs de pierres, il n’avait pas à utiliser sa tente. Le temps était mauvais… Des tempêtes trois jours sur cinq. Comme en ce moment. La pluie battait les carreaux si fort qu’il se serait cru sous une cascade. Il n’aurait rien pu faire dans une tente par un temps pareil, sinon espérer qu’elle ne s’envole pas.

Ces gens savaient comment construire un âtre digne de ce nom, ce qui les avait fait remonter dans l’estime de Tremane. Il y en avait un dans chaque pièce de la suite qu’il s’était choisie. Un bon feu crépitait joyeusement dans son dos alors qu’il se penchait et commençait à reproduire les mouvements de troupes consignés dans les rapports.

Il avait choisi le Secteur Quatre parce qu’il était représentatif de ce qui se passait tout au long de la ligne de front. Et parce que Jaman écrivait des rapports clairs et détaillés. Mais cette fois, il ne positionna pas les « ennemis ». Jaman n’avait pas pu les compter. Tout ce qu’il avait écrit, de son propre aveu, était des suppositions. Tremane se contenta donc de placer ses hommes et d’observer ce qui se produisait.

Quand il eut terminé de rejouer les batailles, il savait pourquoi l’armée impériale, entraînée et disciplinée, était tenue en échec. C’était évident, pour qui voulait bien regarder et cesser de croire que ça ne pouvait pas se produire.

Les troupes impériales échouaient parce qu’elles étaient entraînées et disciplinées.

S’il y avait une organisation dans la résistance, elle était souple, et donnait aux chefs une autonomie complète. L’ennemi frappait quand l’occasion se présentait, et seulement lorsqu’il avait une chance de le faire sans subir trop de pertes. L’Empire ne combattait pas de vraies troupes – même démoralisées. Il se heurtait à des civils qui connaissaient leur pays par cœur.

Des forces disciplinées ne pouvaient pas venir à bout d’un ennemi qui ne tenait pas de ligne de front et s’éparpillait dès qu’une contre-attaque commençait. Elles ne savaient pas affronter un adversaire qui sortait de nulle part, au mépris de toutes les conventions, et s’évanouissait dans la nature après avoir obtenu ce qu’il voulait. Les Hardorniens menaient une guerre d’usure, et cela portait ses fruits.

Comment ses hommes pouvaient-ils lutter contre un ennemi tapi derrière leurs lignes, dans des endroits censément pacifiés ? Le fermier qui leur avait vendu des navets ce matin renseignait peut-être la résistance sur la quantité de légumes fournie aux cuisiniers de l’armée impériale ! Il pouvait tout aussi facilement être un de ces hommes au visage noirci à la suie qui avait attaqué leur camp la veille, volant des provisions et des armes, faisant fuir les montures et brûlant les chariots.

Quant aux mages de l’ennemi… Ses mages à lui étaient convaincus qu’il n’y en avait aucun. Ils n’avaient détecté aucun signe de magie, pas d’arme magique et aucun sort de vision à distance pour épier leurs mouvements. Mais Tremane avait analysé leurs rapports et était arrivé à une tout autre conclusion.

Les mages de l’ennemi se concentraient sur une seule mission… garder secrets les mouvements des groupes de résistance. Le seul moyen d’expliquer qu’aucun de ses mages n’ait été capable de prédire une attaque.

Ils ne gardaient pas ces déplacements secrets par des moyens « conventionnels », autrement dit en rendant leurs troupes invisibles. Ils n’en avaient pas besoin… Le paysage le faisait pour eux. Pas de colonne d’hommes, nul bivouac, aucun signe de troupes que les mages doués de vision à distance puissent localiser. C’était donc aux Visionnaires de prédire quand attaquerait l’ennemi.

Mais ils en étaient incapables, car les mages adverses leur envoyaient toutes sortes d’images de faux mouvements de troupes. Quand les mages impériaux réussissaient enfin à démêler le faux du vrai, il était trop tard.

En un sens, il admirait le cerveau qui était derrière ce plan. Une remarquable utilisation de ressources limitées – et efficace, en plus !

J’aimerais qu’un tel stratège combatte de mon côté.

La seule façon de s’opposer à ce genre de tactique était d’être sur le pied de guerre en permanence.

Et c’est impossible, comme nos ennemis doivent le savoir.

Essayer de garder des troupes prêtes au combat, jour après jour, alors que rien ne se produisait, était un leurre. Elles finissaient par relâcher leur vigilance. Quand une attaque survenait, elles n’étaient pas capables de se défendre. Il suffisait que ses hommes baissent leur garde, qu’ils s’assoupissent... et l’ennemi leur tombait dessus. Et il n’y avait rien à faire contre ça.

La résistance n’utilisait pas ses mages pour prédire quand les troupes impériales perdaient tout ressort, car elle n’en avait pas besoin. Les enfants qui jouaient sur la route pouvaient le leur dire.

Parfaitement logique ! Une utilisation brillante de ressources limitées. Le seul problème ? Cela correspondait à un pays bien organisé, aux habitants farouchement déterminés à se défendre contre des envahisseurs… Pas à une contrée ravagée par son propre roi et déchirée par des conflits internes.

Tremane tourna le dos à la table et regarda par la fenêtre, dans la gueule de la tempête.

Nous n’attaquons jamais, à moins que les conditions, dans le pays que nous voulons annexer, ne soient favorables. L’arrivée de nos troupes doit être perçue comme un soulagement par les populations locales… Pour que nous soyons regardés comme des libérateurs, non des oppresseurs. Le roi Ancar a certainement créé ces conditions pour nous !

Si ce qu’il avait lu dans les rapports était vrai, Ancar aurait dû faire face à une révolte dans les cinq à dix années à venir. Quand les soldats impériaux avaient passé la frontière, ils avaient été accueillis comme des libérateurs. Alors, que s’était-il passé entre ce moment-là et aujourd’hui ?

Ça ne peut pas être le tribut, puisque nous ne l’avons pas encore levé. Les impôts impériaux représentaient soixante pour cent des diverses productions – et tous les jeunes hommes entre seize et vingt et un ans devaient faire leur service militaire. Mais rien de tout ça n’avait encore été imposé aux Hardorniens – pas avant que les bénéfices de la vie au sein de l’Empire n’aient été démontrés. Quand les habitants étaient habitués aux aqueducs d’eau fraîche, au système d’irrigation et de contrôle des crues, et surtout, à la Police Impériale, ils se montraient généralement tolérants envers les demandes de l’Empire.

Les impôts étaient réajustés chaque année selon la prospérité de chacun. Les fermiers et les marchands gardaient quarante pour cent de leurs gains, au lieu d’être dépouillés de la totalité, et n’avaient plus à s’inquiéter pour leur femme, leur fille ou leur sœur. Les femmes pouvaient aller vendre leurs œufs au marché ou faire paître les troupeaux sans crainte.

Une nette amélioration par rapport à la vie sous le règne d’Ancar.

S’il y avait des protestations, la Police Impériale se chargeait de les étouffer. Les citoyens et les soldats de l’Empire vivaient selon le même code que les peuples conquis. Même les troupes de choc y obéissaient à la lettre. Le Code Impérial était impartial et sans indulgence.

La Loi, c’est la Loi. Pareil pour tout le monde. Pas d’excuse, d’exception ni de « circonstances atténuantes ».

Un soldat coupable d’un crime finissait dans un détachement disciplinaire et un civil était condamné aux travaux forcés. Un voleur devait payer une amende de deux fois la valeur de son larcin, la moitié allant à son propriétaire, et le reste à l’Empire. S’il n’avait pas d’argent, il travaillait dans un camp jusqu’à ce qu’il ait remboursé sa dette. Si c’était un soldat, sa solde était confisquée et son service rallongé autant que nécessaire. Le meurtre était puni par la peine capitale, et aucun homme sain d’esprit ne commettrait un viol. La victime recevait immédiatement le statut d’épouse divorcée. En conséquence, la moitié des biens du violeur lui revenaient, plus la moitié de ses gains pendant cinq ans – seize si elle mettait au monde un enfant. Si c’était une fille, elle recevait une dote correspondant à une partie de la fortune amassée par l’agresseur. Si c’était un fils, il devait lui payer l’équipement nécessaire à son entrée dans l’armée. Voilà pourquoi le viol n’était pas un problème dans l’Empire ! Le deuxième empereur avait jugé qu’il était bien plus efficace de s’attaquer à la bourse d’un violeur que de lui infliger un châtiment corporel.

Si l’agresseur était un bon à rien sans le sou, il se retrouvait dans un camp de travail, à construire les routes et les aqueducs, et ses gages revenaient à l’enfant de sa victime. Sa responsabilité lui était rappelée par chaque pierre qu’il posait et chaque trou qu’il creusait.

Et si le violeur était assez bête pour récidiver, il subissait une série de châtiments physiques et magiques qui le laissaient extérieurement intact, mais incapable de recommencer.

Tremane ruminait tandis que des éclairs déchiraient le ciel. Comparé à la vie sous le règne d’Ancar, tout ça est paradisiaque. Alors pourquoi cette révolte et cette résistance ?

N’avait-on pas permis à Ancar de sévir assez longtemps ? Il y a sans doute trop de personnes en vie qui se rappellent les jours bénis du règne de son père. C’est peut-être elles qui se cachent derrière la résistance.

Il grimaça. Dommage qu’elles n’aient pas eu le bon goût de mourir avec le père d’Ancar pour épargner tous ces tracas à l’Empire !

Il allait réviser ses plans en tenant compte de cette possibilité. D’une manière ou d’une autre, il devrait trouver un moyen de neutraliser la résistance.

Je pourrais protéger et fortifier certaines cités, et faire venir la Police Impériale puis les bâtisseurs… Qu’importe la gloire passée, je montrerai à ces barbares la réalité de la loi impériale. Les cités élues prospéreraient, alors que les autres, tenues par les rebelles, périraient. L’équation devrait être évidente pour n’importe quel imbécile.

Et Valdemar ? Plus il y songeait, plus il était persuadé que ce royaume était autant derrière la résistance que les « vestiges » de la gloire passée. Mais que faire à ce sujet, alors qu’il ne savait rien de ce pays ?

Stupide ! Je ne sais rien pour l’instant, et il sera peut-être difficile d’obtenir des informations, mais j’ai d’autres sources.

Tremane croyait en l’histoire. Savoir ce que quelqu’un avait fait par le passé, que ce soit une nation ou un individu, permettait de prédire ce qu’il ferait dans le futur.

Et j’ai tout un monastère de chercheurs et d’érudits avec moi – sans compter ma bibliothèque personnelle. Je peux les charger de découvrir d’où sont venus ces Valdemariens, et ce qu’ils ont fait par le passé.

Concernant Valdemar, il y avait une chose bizarre et dérangeante. Dans tous les livres d’histoire de l’Empire, l’ouest était dépeint comme une terre de mauvais augure. « Le danger réside à l’ouest », disaient-ils, sans préciser sa nature.

C’était pour ça que l’Empire s’était concentré sur sa frontière orientale – jusqu’à la Mer Salée. Puis il s’était agrandi vers le nord, atteignant des terres si glaciales qu’elles ne valaient pas la peine de s’en encombrer. Et enfin vers le sud, jusqu’à ce qu’il soit arrêté par un autre Empire capable de s’en prendre au Trône de Fer. Au cours du règne de Charliss, le regard de l’Empire s’était tourné vers l’ouest. Alors avait commencé la campagne d’affaiblissement d’Hardorn.

Tremane tourna le dos à la fenêtre et traversa son étude. La lumière de la lampe magique, sur le bureau, était stable et claire…

Etrange comme la lumière peut réconforter les hommes…

Ses scribes lui avaient fait un premier rapport sur Valdemar. Le document de deux pages était posé sur son bureau. Tremane le ramassa et le lut sans même s’asseoir. Il n’en avait pas vraiment besoin, car il le connaissait par cœur, mais le prendre et déchiffrer les mots lui donnait le sentiment de faire quelque chose.

Quelques siècles plus tôt, un certain « Valdemar », petit baron d’un royaume conquis par l’Empire, avait réagi exagérément aux abus de son seigneur impérial. Plutôt que de venir plaider sa cause devant l’empereur, il rassembla ses fidèles au cœur de l’hiver, quand les communications étaient impossibles, et leur demanda de faire leurs bagages. Valdemar était un mage, comme sa femme. A eux deux, ils débusquèrent et firent taire tous les espions présents à leur cour. Puis Valdemar, sa famille, sa maisonnée et ses fidèles – jusqu’au plus jeune bébé de ses paysans – s’enfuirent avec tout ce qu’ils pouvaient emporter. En direction de l’ouest dangereux ! Valdemar devait savoir que l’Empire n’irait pas le chercher là-bas.

Apparemment, il a réussi à trouver une terre où il n’aurait plus à se soucier de l’Empire.

Le nom commun au baron et au royaume… Ça ne pouvait pas être une coïncidence ! D’autant plus que Valdemar portait la marque de la philosophie idéaliste du baron.

Ça pouvait expliquer l’animosité envers l’Empire des dirigeants actuels de Valdemar, dont ils ne devaient pas savoir grand-chose. Si leur tradition exigeait qu’ils craignent l’Empire, ils réagiraient violemment à l’apparition de troupes impériales près de leurs frontières.

Ça, au moins, c’était prévisible, à l’inverse de la forme qu’avait prise l’idéalisme du baron Valdemar. Au nom des quarante petits dieux, d’où est venu ce culte des cavaliers blancs ? Ils étaient uniques au monde. Il n’y avait rien de tel à l’intérieur et à l’extérieur de l’Empire ! Et ces chevaux ? Ses mages juraient qu’ils étaient bien davantage que des animaux. Mais ils n’en savaient pas plus. Quelle était leur fonction ? Nul ne pouvait le renseigner. Les écrits étaient rares. On y disait seulement qu’ils étaient le cadeau d’un dieu. Des « familiers » comme en avaient certains mages ? Venus de l’Ether ? Nul ne pouvait le dire non plus. Pas même ses espions. Quand ils posaient la question à un de ces « cavaliers », il répondait que seul un autre cavalier le savait.

Je n’ai jamais aimé l’idée d’employer un peintre comme espion, pensa le duc. Quand ce ne sont pas des traîtres, les artistes se révèlent totalement inefficaces.

Mais il n’avait pas eu le choix. Héritant de l’agent de son prédécesseur, il n’avait eu ni le temps ni l’occasion de le remplacer.

Des cavaliers blancs et des chevaux ! Mais le pire était arrivé avant qu’Ancar ne se fasse tuer au cours d’un duel stupide contre un ou plusieurs mages inconnus.

Valdemar avait réussi à mettre fin à un conflit avec Karse qui durait depuis des générations. Comment les Valdemariens avaient-ils pu se faire une alliée de cette garce opiniâtre et bornée de Solaris ? Cela dépassait son entendement ! Il n’aurait jamais cru que ce fichu Fils du Soleil s’allierait avec qui que ce soit, et encore moins avec son ennemi de toujours !

Et d’où venaient les autres étranges alliés de Valdemar ? Il n’aurait jamais cru aux descriptions s’il n’avait pas vu les dessins !

Il avait entendu parler des Shin’a’in, mais qui diable étaient les Frères du Faucon ? Et qui aurait pu croire à l’existence de griffons parlants ? Les griffons étaient des créatures de légende. Dans un monde rationnel, ils le seraient restés !

Le rapport de son agent mentionnait que le mérite de tout cela revenait à Elspeth, l’ex-héritière. Ex-héritière ? Un futur monarque avait-il jamais perdu sa position sans perdre aussi sa vie ou au moins sa liberté ? Pourtant, Elspeth avait abdiqué et continuait à travailler dans les rangs des cavaliers blancs, les Hérauts. Elspeth était trop jeune pour s’être alliée à tant de peuples ! Elle n’avait aucune expérience de diplomate et de dirigeante.

Tremane n’avait pas cru à ce rapport. Une histoire à dormir debout, rumeur lancée pour donner plus d’importance à l’ex-héritière et la montrer plus intelligente qu’elle ne l’était.

Il aurait aimé pouvoir ignorer les griffons aussi facilement, mais d’autres témoins les avaient vus, pas seulement son agent. Ces créatures l’inquiétaient. Dans une équation déjà bien trop compliquée, elles étaient une dangereuse inconnue. Y en avait-il d’autres ? Une armée entière, peut-être ? L’idée d’éclaireurs et d’espions volants à la solde de Valdemar ne le faisait pas sauter de joie.

Il grogna et se jeta dans un fauteuil. Inutile de demander : « Pourquoi moi ? » puisqu’il le savait déjà.

Je veux le Trône de Fer. Un empereur doit savoir régler des situations comme celle-là. Si je veux le Trône, il faut prouver ma compétence à Charliss.

Et maintenant qu’il avait commencé, il ne pouvait plus se retirer avec grâce.

Son rival le mieux placé était son plus grand ennemi. S’il échouait ou s’il abandonnait, son espérance de vie se compterait en mois, peut-être en années, mais certes pas en décennies. Il serait mort au moment où Charliss laisserait son Trône. Aucun nouvel empereur ne permettait à ses anciens rivaux de continuer à vivre. Les toutes premières années sur le Trône de Fer se passaient dans un climat de grande nervosité. Alors, pourquoi garder des fauteurs de troubles potentiels pour rendre la situation encore plus difficile ?

Non, il devait continuer, ou fuir… vers le sud, vers l’ouest, vers les terres barbares au-delà de Valdemar, en espérant couvrir suffisamment ses traces pour qu’aucun agent de l’Empire ne puisse le retrouver.

Je marche sur une corde raide au-dessus d’un volcan, pensa-t-il tristement. Et quelqu’un la secoue pour me faire tomber.

Secouer ? Bizarre… Un instant, il lui avait semblé que quelque chose avait soulevé le manoir et l’avait laissé retomber sur ses fondations. Il sentait au creux de l’estomac la drôle d’impression que faisait un tremblement de terre. Mais ça n’en était pas un, et la sensation n’était pas physique. Non, elle concernait ses perceptions magiques…

… Comme si une chose étrange, terrifiante et énorme planait au-dessus de lui. Elle frappa avant qu’il n’ait pu faire un geste. Tous ses sens lui faisaient défaut. La vue. L’ouïe. Le toucher… Tous partis ! Il flottait dans un océan de néant, sans aucun lien avec le monde réel. De l’énergie magique courait à travers lui, sans vraiment le toucher. Une fois, enfant, il était allé en vacances au bord de la Mer Salée. Une vague l’avait emporté, manquant le noyer avant de le ramener sur la plage. C’était un autre genre de vague, mais il était tout aussi impuissant dans son étreinte. Et maintenant comme alors, il ignorait si elle le laisserait en vie ou si elle l’entraînerait par le fond pour le tuer. Cette force le faisait tournoyer jusqu’au vertige dans le néant, le désorientant un peu plus encore. Il était perdu…

Il crut hurler de terreur, mais ne put entendre sa voix.

Puis ce fut terminé. Il sentit le fauteuil sous lui, et entendit sa respiration laborieuse. Son corps frémissait au rythme des battements effrénés de son cœur, et ses mains étaient douloureuses tant elles serraient les accoudoirs. Un instant, il crut être devenu aveugle, mais un éclair déchira le ciel, juste devant sa fenêtre, illuminant la pièce. Il s’aperçut que c’était seulement sa lampe magique, qui s’était éteinte.

Quoi ?

Ça n’était pas si simple. Le type de lampe magique qu’il avait créé était supposé résister à tout !

Tremane cligna des yeux. La pièce voisine était éclairée par les rougeoiements du feu. Il lâcha les accoudoirs, soulagé. Il n’était pas dans l’obscurité ! Dans une chambre, même toute chandelle éteinte, un peu de lumière provenait toujours du jardin ou du couloir. Il n’avait jamais constaté à quel point il faisait noir dans une pièce sombre.

D’une main tremblante, il ouvrit un tiroir, prit une chandelle et l’emporta pour l’allumer au feu de cheminée. Un ennemi avait lancé une attaque magique, c’était la seule explication ! Des tueurs magiques avaient déjà été arrêtés par les protections qu’il gardait en permanence autour de lui… Ou cela avait-il été fait pour briser sa concentration ? Cette attaque, si c’en était une, n’avait pas été très efficace ! Et pourtant… pour éteindre une lampe magique à l’intérieur de ses protections, il fallait être un mage très puissant. Il maîtrisa ses tremblements et se força à réfléchir. Qui possédait ce genre de pouvoir ?

Ce fut tout ce qu’il eut le temps de faire. Des aides de camp firent irruption dans la pièce, envoyés par tous les commandants, tous porteurs d’un message catastrophique.

Alors il comprit que l’attaque n’avait pas été seulement dirigée contre lui.

Le lendemain, Tremane réussit à rassembler rapidement tous ses mages.

— Donc, ça a balayé tout le pays ? demanda le duc à son mage en chef, l’artificier Gordun.

— Pour autant que je le sache… C’était comme une des énormes vagues de la Mer Salée. Venu du nord-est en direction du sud-ouest… Nous pensons que cela a également touché l’Empire, mais pour le moment, nous n’avons aucun moyen de nous en assurer. Nous ne pouvons pas faire parvenir de message à l’Empire, et je pense qu’il est dans le même cas.

Tremane grimaça. Comme une de ces vagues immenses, cette force était venue et repartie, dévastant tout sur son passage. Et plus un phénomène était connecté à la magie, pire c’était. Tous les sorts avaient subi des dégâts. Les lignes de communication seraient rompues jusqu’à ce que les mages réussissent à se localiser de nouveau les uns les autres. Les Portails étaient fermés, et les quarante petits dieux seuls savaient quand ils seraient rouverts !

Les défenses étaient tombées. Les lampes, les feux de cuisine et les manteaux magiques… bref, toutes les petites choses qui amélioraient l’existence des troupes n’existaient plus. Ce soir, les soldats impériaux devraient manger froid et dormir dans des tentes humides et sombres, à moins que leurs commandants ne trouvent des substituts non magiques.

— C’était une tempête magique, nous sommes sûrs de ça, continua Gordun. Même si elle était différente de celles que nous connaissons. La tempête elle-même a duré une ou deux secondes. Les mages ont éprouvé des effets physiques, comme vous devez le savoir. Les non-mages n’ont rien senti.

— Ce fut bien assez, répondit Tremane. Il nous faudra des jours pour relancer tous les sorts qu’elle a annulés, et plus encore pour inspecter ceux qui ont résisté afin d’être sûrs qu’ils fonctionnent normalement.

— Ce n’est pas tout, seigneur duc. (La voix fluette appartenait au plus ancien de ses mages, Sejanes, son mentor. Il avait l’air sénile, mais son esprit était aussi vif que des décennies plus tôt.) Cette tempête magique a affecté le monde matériel autant que le monde magique. Ecoutez…

Il ramassa le papier posé sur la table d’une main aussi sûre que celle d’un chirurgien.

— Voilà les rapports que j’ai reçus des messagers envoyés aux autres mages de l’armée. Ce n’est pas rassurant. Halloway : « Il y a des endroits où la roche a fondu et formé des flaques, puis s’est solidifiée en un clin d’œil, parfois en retenant des créatures prisonnières. » Gerrolt : « Des insectes inconnus et des formes de vie étranges sont apparus autour du camp. J’ignore s’ils ont été créés ou transférés d’on ne sait où dans le monde. » Margan : « Des cercles de terre venus instantanément de contrées lointaines… Des zones de désert, de forêt, de marais… Et même un fragment de fond de lac, avec de la boue, des plantes aquatiques et des poissons morts. » (Sejanes agita les documents.) Il y en a d’autres, tous du même genre, d’un bout à l’autre de notre ligne et derrière. Sans vouloir vous alarmer, Tremane, ça ne peut pas être naturel.

— Et il est peu probable que ce soit un contrecoup des actes irréfléchis d’Ancar, dit le grand duc.

— Je ne vois pas comment, répondit Sejanes. Ancar n’avait pas de tels pouvoirs. A vrai dire, aucun mage n’en a jamais eu. Je présume que c’est l’œuvre de très nombreux mages qui travaillent ensemble. Peut-être est-ce pour ça que les effets sont si disparates.

Tremane essaya de se rappeler s’il avait déjà entendu parler de quelque chose d’équivalent à cette tempête magique. En vain. Bien sûr, les tempêtes magiques existaient. Mais elles avaient uniquement des effets physiques et étaient provoquées par l’utilisation de la magie à grande échelle hors de la protection des boucliers. Ces tempêtes étaient de vrais phénomènes météorologiques d’une grande puissance. Mais ça… Ça ne ressemblait à rien qu’il ait jamais vu. Et pourtant, le nom de « tempête magique » était bon. Cela avait frappé comme une tempête. Elle était passée sur eux, faisant des dégâts, puis avait continué son chemin.

Et elle n’avait pu venir que d’un endroit.

— Cette tempête n’a pu venir que d’un endroit, dit Sejanes, faisant écho à ses pensées. Bien qu’elle soit arrivée par l’est… N’importe quel imbécile sait que le monde est rond ! Attaquer par-derrière était la meilleure façon de nous surprendre.

— Vous prétendez que c’est un coup de Valdemar ? demanda Tremane.

— Qui d’autre ? Qui a des alliés dans des pays dont nous n’avons jamais entendu parler ? Qui utilise une magie que nous ne comprenons pas ? Qui a des raisons de nous attaquer par-derrière ?

— Qui d’autre, effectivement ? répéta Tremane. Ils ne perdent rien à rendre la vie misérable à l’Empire et à ses alliés. Ils ont dû prévenir leurs amis d’ériger des boucliers spéciaux.

« Mais à vous croire, Valdemar possède le strict minimum en matière de magie.

Il jeta un regard accusateur aux mages assis autour de la table, qui se tassèrent et détournèrent la tête. Seul Sejanes le regarda dans les yeux.

— Nous ignorons toujours ce que sont ces chevaux, dit-il. Et nous ne reconnaissons pas leur magie. Alors comment pourrions-nous dire ce qu’ils ont et ce qu’ils n’ont pas ? Nous avons fondé nos suppositions sur le fait qu’ils n’utilisent pas la magie dans leur vie de tous les jours. Ni lampe, ni feu magiques. Ils s’éclairent avec des chandelles, des lanternes et des torches et font du feu. Ils n’ont pas de Constructeurs et utilisent des machines pour amener l’eau et moudre le grain. Pas de Duplicateurs non plus. Tous leurs documents sont écrits à la main ou imprimés. Et ils envoient leurs messages avec leurs tours à miroir. Alors que veut dire tout ça ? Eh bien, qu’ils n’ont pas de magie.

— S’ils n’utilisent pas la magie dans leur vie de tous les jours, ils ne souffriront pas de cette attaque, fit remarquer Tremane.

Sejanes acquiesça, sa tête branlant comme celle d’un pantin au bout de son long cou décharné.

— Précisément. Ils agissent comme s’ils utilisaient tout le temps ce genre d’attaque ! Et comme s’ils craignaient qu’on ne s’en serve contre eux.

Logique.

Si on s’attend à ce que l’ennemi incendie, on construit en pierres. Si on prévoit des catapultes, on bâtit des murs épais. Et pour affronter un déluge, on se dote d’un bon système de drainage.

Et si on pense être attaqué par quelque chose qui ruine les sorts, on n’utilise pas de magie. Sauf pour jeter le sortilège destiné à anéantir tous les autres…

— Mais d’où cela est-il venu ? demanda le duc, réfléchissant tout haut.

Sejanes haussa les épaules ; les autres secouèrent la tête.

— En gros, la tempête a réalisé un balayage d’est en ouest. Donc, si elle est bien venue de Valdemar comme nous le pensons, elle a fait le tour du monde pour nous atteindre. C’est logique. Si je possédais une telle force de frappe, c’est comme ça que je l’emploierais, parce qu’elle aurait le temps de s’affaiblir avant de revenir à son point d’origine. Nous, elle ne nous a pas ratés !

Oui, c’était logique.

— Pourtant, vous ne parvenez pas à trouver ce point d’origine. Sinon, vous sauriez où sont leurs meilleurs mages.

Et ce peintre inutile pourrait découvrir leurs identités, pour que nous les neutralisions.

— Exact, répondit Sejanes. Nous n’arrivons déjà pas à simplement localiser les mages de l’autre camp. Pour le moment, nous sommes désarmés. Il reste à espérer que les rebelles et les Valdemariens n’ont pas prévu de nous attaquer. Nous sommes si désorganisés que nous aurions peu de chance de tenir notre position.

Les autres confirmèrent ce que le grand duc avait déjà entendu de la bouche de ses commandants. Par bonheur, beaucoup d’entre eux étaient habitués à travailler dans des conditions primitives et incertaines. Ils avaient trouvé des substituts aux systèmes magiques qui ne fonctionnaient pas, mais il n’y en avait aucun pour remplacer le réseau de communication. Et c’était le pire.

Tremane se félicita d’avoir donné l’ordre de stopper l’avancée avant que cette tempête ne frappe. S’ils avaient été au milieu de manœuvres militaires, ç’aurait pu être une catastrophe.

Sejanes était le seul à avoir quelque chose d’utile à dire, et encore était-ce bien peu. Les autres mages paraissaient pris de court.

— Je ne vois qu’une chose à faire, dit Tremane. Réparer les dégâts, et protéger les réparations d’une nouvelle attaque. Priorité aux communications. Puis aux Portails. Si ça devait durer, nous serions à court de vivres et de matériel en une semaine. Travaillez à l’intérieur de bouchers. Quand tout sera exécuté, revenez me voir pour faire le point.

Il les renvoya à leurs tâches et se laissa tomber dans un fauteuil, les tempes douloureuses. Il espérait être le seul à souffrir de maux de tête – dus au stress et non à la tempête magique. Si tous ses mages étaient diminués physiquement, ils seraient moitié aussi efficaces que d’ordinaire.

Tremane sonna un page et lui demanda de lui apporter du vin. Il buvait rarement, mais dans son état, il avait besoin d’un remontant.

Il fit tourner la coupe entre ses mains. Une question le hantait. Comment ont-ils fait ça ?

Cette attaque ne ressemblait à rien qu’il ait jamais vu. Le plus troublant n’était pas son énormité, mais son côté aléatoire.

De la folie ! Même Ancar n’avait pas été assez dément pour développer un tel sort.

Et ses effets… Quelle utilité avait une attaque qui arrachait des cercles de terre d’un endroit pour les transplanter ailleurs ? Les Valdemariens espéraient-ils qu’il y aurait dedans des cibles stratégiques ? Ou frappaient-ils seulement pour porter un coup au moral de leurs ennemis ?

Y avait-il une tactique derrière tout ça ? Ou le chaos ? Etait-ce représentatif de la pensée valdemarienne ? Si oui, ces gens étaient encore plus étranges que les griffons !

S’ils sont capables de ça, pensa Tremane en buvant son vin à petites gorgées, à quoi faut-il s’attendre encore ? Est-ce plus que ce que Charliss lui-même pourrait régler ? Ou bien est-ce un des « tests » qu’il affectionne tant ?

C’était possible. Charliss et l’Empire se trouvaient à l’est, d’où la tempête était venue. L’empereur avait peut-être décidé de voir comment il se débrouillerait face à une attaque de cette envergure.

Ça pouvait également être un coup d’un de ses ennemis – ou plutôt de plusieurs.

Alors qu’il terminait son verre, une autre pensée lui vint à l’esprit, plus amère que le vin et plus effrayante que la tempête magique.

Et si Charliss voulait se débarrasser de lui ? Quel meilleur moyen que de le laisser s’enliser dans un conflit qu’il ne pouvait pas gagner ?

Avait-il été piégé dès le début ?

Tremane serra les dents. Il avait cru être l’héritier que s’était choisi Charliss. L’empereur lui avait-il menti ou avait-il changé d’avis depuis leur entrevue ? Il ne pouvait pas ignorer la possibilité qu’il lui préfère maintenant un de ses rivaux.

Charliss pourrait-il se débarrasser de lui s’il remportait cette campagne avec toutes les possibilités contre lui, y compris l’opposition de l’empereur ?

Probablement pas. Une victoire en Hardorn le rendrait trop populaire. Charliss serait obligé de le nommer héritier. Et une fois que je serai de retour à la cour, près de lui, je réparerai les dégâts faits pendant mon absence.

Cela le laissait avec de nouveaux problèmes.

Je dois m’attendre à ce qu’on exécute mal mes ordres de réquisition. Nous serons peut-être approvisionnés avec plus de lenteur, voire pas du tout. Quant aux renforts, ils risquent d’arriver trop tard.

Bien, je vais prévoir le pire et donner mes ordres de réquisition à l’avance.

Et si les communications ne pouvaient pas être rétablies ?

Il faudra tenir sans compter sur aucune aide.

Ce qui ne l’enchantait guère.

Je dois trouver un moyen de ficher la pagaille dans les rangs valdemariens.

Comment avaient-ils pu vaincre Ancar ? Et comment réussissaient-ils à tenir, aujourd’hui ?

Si l’attaque venait d’eux, d’où sortait la magie ? Leurs alliés.

Valdemar s’en tirait bien grâce à ses nouveaux amis ! S’il trouvait un moyen de rompre ces alliances, Valdemar ne se mêlerait plus de la campagne d’Hardorn.

Tremane grimaça de dégoût. Il utilisait des espions et récoltait des informations, mais il détestait un certain aspect du jeu impérial. Néanmoins, pour gagner du temps, il le jouerait à fond, parce qu’il devait vaincre ou mourir. Et sa vie n’était pas seule dans la balance. S’il tombait, sa famille et ses alliés tomberaient avec lui.

Il appela un serviteur. Il y avait un moyen de faire échouer l’alliance entre Valdemar, Karse et Rethwellan.

Son agent allait entrer en action.

Il était temps que l’espion utilise les copies de cette arme valdemarienne tombée entre les mains de l’empereur.

— Faites venir le seigneur Velcher. Dites-lui que j’ai finalement besoin de ses services…

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